Rapports de recherche

La croissance de la fonction publique fédérale — Jusqu'où peut-on aller ?

Rédigé par Alchad Alegbeh | 10 juil. 2025 13:00:00

La fonction publique fédérale joue un rôle essentiel dans la mise en œuvre des politiques et la prestation de services qui touchent la vie quotidienne des Canadiens, qu’il s’agisse de la conception et de la gestion de l’assurance-emploi et des prestations de sécurité de la vieillesse, des programmes d’immigration et d’aide internationale, ou encore d’un nombre croissant d’exigences réglementaires.

Au cours de la dernière décennie (2013-2023), la fonction publique fédérale a connu une expansion significative, avec une augmentation de 36 %. Toutefois, une telle croissance rapide est-elle économiquement viable ?

Une fonction publique fédérale en expansion : un déséquilibre croissant au Canada

La fonction publique fédérale du Canada a connu une expansion significative au cours de la dernière décennie, atteignant des niveaux historiques d’effectifs en mars 2023. Au 31 mars 2023, l’administration publique principale comptait 229 289 employés permanents, 28 024 employés temporaires, 7 672 étudiants et 9 234 employés occasionnels — pour un total de 274 219 employés (voir Figure 1). En incluant l’ensemble des organismes fédéraux, ce chiffre grimpe à 367 772 employés[1].

Le niveau actuel d’emploi dans la fonction publique fédérale reflète non seulement la complexité croissante des opérations gouvernementales et la demande accrue de services publics, mais aussi une décennie marquée par d’importantes initiatives de programmes et de politiques (p. ex. : le Régime canadien de soins dentaires, les mesures de soutien liées à la pandémie, etc.). Bien qu’une telle croissance de la main-d’œuvre puisse permettre au gouvernement de mieux répondre à l’évolution des besoins de la société, elle soulève également d’importantes questions quant à la viabilité budgétaire à long terme et à l’efficience globale du secteur public.

Figure 1

Effectif de la fonction publique fédérale au 31 mars 2023

Source: Commission de la fonction publique

Entre 2013 et 2023, l’emploi dans la fonction publique fédérale a bondi de 36 %. En comparaison, l’emploi dans le secteur privé n’a augmenté que de 13 %, tandis que la population canadienne a crû de 15 % (voir Figure 2). Cet écart grandissant met en lumière un déséquilibre structurel, où la croissance du secteur public est découplée du dynamisme du secteur privé et des réalités démographiques.

Figure 2

Croissance (indice 2013 = 100) de la fonction publique fédérale, de la main-d'œuvre du secteur privé et de la population canadienne

Source: Statistique Canada. Tableau 14-10-0027-01  Emploi selon la catégorie de travailleur, données annuelles (x 1 000)Statistique Canada. Tableau 17-10-0009-01 Estimations de la population, trimestrielles, calculs des auteurs.

 

Bien que la croissance importante de la fonction publique fédérale du Canada au cours de la dernière décennie puisse en partie refléter l’évolution des priorités politiques, des attentes accrues du public et de la demande croissante pour les programmes et services gouvernementaux, elle soulève également des préoccupations majeures quant à la viabilité budgétaire et économique à long terme. L’expansion du secteur public doit être évaluée en fonction de la capacité du secteur privé, qui finance ultimement les activités gouvernementales par l’impôt. Or, durant cette même période, le secteur privé a connu une croissance beaucoup plus lente que celle de la fonction publique fédérale — créant ainsi un écart croissant entre ceux qui génèrent la valeur économique et ceux dont l’emploi repose sur la redistribution de cette valeur.

Compter sur un secteur privé à croissance plus lente pour soutenir une fonction publique en expansion rapide risque d’exercer une pression croissante sur les finances publiques — surtout dans un contexte d’incertitude économique. Si cette tendance se poursuit sans être maîtrisée, le secteur public pourrait en venir à absorber une part de plus en plus importante de la main-d’œuvre nationale.

Ce qui est encore plus frappant, c’est que, durant cette même période, la croissance de l’emploi fédéral s’est accompagnée d’une augmentation marquée des coûts liés à la rémunération, comme l’illustre la figure 3. Entre 2013 et 2023, les dépenses salariales fédérales, ajustées pour l’inflation, ont augmenté de 49 %. Cette hausse survient alors même que les employés du gouvernement au Canada bénéficient déjà d’un avantage salarial et d’avantages sociaux considérables par rapport à leurs homologues du secteur privé. Par exemple, en 2023, le salaire horaire moyen dans le secteur privé était d’environ 33,90 $, contre 42,50 $ dans le secteur public[2].

Figure 3

Croissance (indice 2013 = 100) des dépenses salariales fédérales

Source: Statistique Canada. Tableau 10-10-0015-01  Situation des opérations des administrations publiques et bilan, statistiques de finances publiques, trimestrielles (x 1 000 000)calculs des auteurs.

 

Les PME, qui ne peuvent augmenter les salaires que dans la mesure où elles restent viables et compétitives, doivent rivaliser pour attirer les talents avec un secteur public qui n’est pas soumis aux mêmes contraintes de marché. Cette dynamique risque de détourner les talents et les ressources du secteur privé, limitant ainsi le dynamisme entrepreneurial, l’investissement et l’innovation — des éléments essentiels à la prospérité à long terme du Canada.

Cette expansion de la fonction publique fédérale, accompagnée d’une hausse des coûts de rémunération, s’inscrit également dans un contexte de détérioration des finances publiques. Entre 2013 et 2023, la dette fédérale du Canada a augmenté de 96 %[3], mettant en évidence un déséquilibre croissant entre les dépenses publiques et les revenus. Sans réorientation de cap, le fardeau sur les finances publiques futures pourrait s’alourdir, réduisant davantage la marge de manœuvre budgétaire nécessaire pour soutenir la croissance économique à long terme.

 

La croissance de la fonction publique fédérale pose des risques économiques plus larges

Avec le temps, une économie structurellement déséquilibrée — où le secteur public croît plus rapidement que le secteur privé — peut nuire à la résilience économique du Canada. La croissance rapide de la fonction publique fédérale et l’augmentation correspondante des dépenses salariales risquent d’évincer l’activité du secteur privé. Cette tendance peut réduire la productivité globale, freiner la croissance économique à long terme et limiter la capacité du gouvernement à faire face à de futurs chocs économiques ou budgétaires.

Malgré la hausse du coût de la main-d’œuvre, la croissance de la productivité au Canada stagne depuis plusieurs années. Comme le montre la figure 4, tant le secteur privé que le secteur public n’ont enregistré que peu d’amélioration mesurable de leur rendement, malgré l’augmentation des effectifs et de la rémunération. Ce décalage entre le coût du travail et la productivité est un signal d’alarme : lorsque davantage de ressources sont mobilisées sans gains d'efficacité ou de résultats correspondants, la prospérité à long terme est compromise.

La confiance du public dans l’efficacité gouvernementale pourrait également s’éroder si l’expansion de la fonction publique fédérale ne s’accompagne pas d’améliorations tangibles en matière de qualité des services, de réactivité ou de transparence. Les contribuables sont peu susceptibles d’appuyer une hausse continue des dépenses s’ils ne perçoivent pas un rendement clair de leur investissement.

Figure 4

Des coûts salariaux en hausse, une productivité qui stagne

Source: Statistique Canada. Tableau 36-10-0206-01  Indices de la productivité du travail, du coût unitaire de main-d’œuvre et des mesures connexes dans le secteur des entreprises, désaisonnalisées, calculs des auteurs.

La taille de la fonction publique fédérale préoccupe les entrepreneurs

L’expansion continue de la fonction publique fédérale — tant en effectifs qu’en rémunération — est devenue une source de préoccupation croissante pour les petites et moyennes entreprises (PME) du Canada, qui constituent le cœur du secteur privé. Selon des données de sondage récentes, 73 % des propriétaires de PME se disent préoccupés par la taille de la fonction publique fédérale, et une écrasante majorité de 95 % exprime une vive inquiétude à l’égard du niveau actuel des dépenses gouvernementales et de la dette publique (voir Figure 5).

Bien que la fonction publique fédérale ait connu une croissance significative, celle-ci ne s’est pas traduite par une amélioration de la performance économique ni du climat d’affaires. En théorie, un secteur public plus vaste pourrait appuyer les entrepreneurs grâce à une réglementation simplifiée et à des services efficaces. En pratique, toutefois, les entreprises canadiennes sont confrontées à un environnement réglementaire complexe et coûteux — représentant quelque 51 milliards de dollars par année[4]. Près de la moitié (44 %) des propriétaires d’entreprise citent les lourdeurs administratives comme une de leurs principales préoccupations, juste après les impôts et la hausse des coûts d’exploitation[5]. Cela soulève des questions quant à la valeur réelle que le secteur privé retire de l’augmentation des dépenses publiques.

Figure 5

Préoccupations des PME concernant la taille du gouvernement fédéral

Source: FCEI, sondage Votre Voix, septembre 2024, n = 2 120.

 

Ce sentiment de déséquilibre est renforcé par la faiblesse de la performance économique. Entre 2013 et 2023, le PIB réel par habitant du Canada — l’un des indicateurs les plus clairs du niveau de vie — n’a augmenté que de 3,8 %. En comparaison, les États-Unis ont connu un taux de croissance près de cinq fois supérieur au cours de la même période[6]. Cette observation est d’autant plus frappante que l’administration fédérale américaine n’a vu ses effectifs croître que de 7 %[7], soit bien en deçà de la hausse de 36 % enregistrée au Canada.

Pour de nombreux propriétaires d’entreprise, cet écart marqué met en évidence une réalité préoccupante : bien que le gouvernement fédéral ait considérablement grandi, les retombées économiques pour les citoyens et les entrepreneurs demeurent modestes.

Vers un modèle plus équilibré

Entre 2013 et 2023, le gouvernement fédéral a également enregistré des déficits de manière continue, entraînant une explosion de la dette nationale, qui continue de croître[8], suscitant des inquiétudes quant à sa viabilité et à la nécessité d’une plus grande rigueur budgétaire.

Interrogés sur la manière de rétablir l’équilibre budgétaire, les propriétaires de petites entreprises ont massivement appuyé l’adoption de mesures de rigueur. La majorité (89 %) ont exprimé leur appui à une réduction de la taille et du coût de la fonction publique fédérale (voir Figure 6), tandis que 87 % soutiennent l’introduction de plafonds de dépenses légiférés, hors périodes de crise mondiale. Par ailleurs, 84 % demandent un gel des budgets de fonctionnement de tous les ministères fédéraux comme étape nécessaire vers un retour à l’équilibre fiscal.

Figure 6

Appui des PME à différentes recommandations politiques

Source: FCEI, sondage Votre Voix, septembre 2024, n = 2 120.

Compte tenu des pressions budgétaires croissantes et des préoccupations largement partagées, il est essentiel de dépasser les simples avertissements et de proposer des mesures concrètes pour freiner les dépenses publiques — par une discipline budgétaire renforcée, une meilleure reddition de comptes et des examens ciblés visant à assurer une utilisation efficace des fonds publics.

En 2024 et 2025, plusieurs ministères et organismes gouvernementaux ont réduit leurs effectifs, notamment par attrition ou en mettant fin aux contrats des employés occasionnels ou à durée déterminée. Le gouvernement devrait tirer parti de la prochaine Mise à jour économique de l’automne et du Budget pour s’appuyer sur ces mesures de modération et jeter les bases d’une approche plus rigoureuse en matière de dépenses.

Dans le cadre de ces exercices, la FCEI recommande au gouvernement fédéral de :

  • Geler les budgets de fonctionnement de tous les ministères à leur niveau actuel.

  • S’engager à réaliser des examens internes et stratégiques significatifs afin de réduire la taille et le coût de la fonction publique fédérale.

  • Éviter l’introduction de nouveaux programmes sociaux ou l’expansion de ceux existants (p. ex., soins dentaires, régime d’assurance-médicaments, etc.) qui entraîneraient une croissance supplémentaire de la fonction publique.

  • S’engager à respecter une ancre budgétaire visant à réduire le déficit et la dette.

  • Mettre en place des limites de dépenses encadrées par la loi, applicables en dehors d’un contexte de crise mondiale.

  • Établir une trajectoire claire vers l’équilibre budgétaire, avec des indicateurs précis permettant de mesurer les progrès et de rompre le cycle des déficits chroniques.

  • Procéder à la vente d’actifs gouvernementaux (p. ex., sociétés d’État, terrains, immeubles) lorsque cela est pertinent.

 

[1]  Gouvernement du Canada, consulté en mai 2025 : https://www.canada.ca/fr/secretariat-conseil-tresor/services/innovation/statistiques-ressources-humaines/effectif-fonction-publique-federale-minstere.html

[2] Statistique Canada. Tableau 14-10-0064-01  Salaires des employés selon l'industrie, données annuelles

[3] Gouvernement du Canada, Rapports financiers annuels du gouvernement du Canada, de l’exercice 2012-2013 à l’exercice 2022-2023, 2023. Consulté en mai 2025: https://www.canada.ca/fr/ministere-finances/services/publications/rapport-financier-annuel.html

[4] Bomal, L. et Cruz, M., 2025. RAPPORT SUR LA PAPERASSERIE AU CANADA: Le coût de la réglementation pour les PME, FCEI, 2025. 

[5] FCEI, Sondage Votre Voix - du 8 au 21 août 2024, n = 2 329.

[6] Banque mondiale, consultée en mai 2025: https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NY.GDP.PCAP.CD?end=2023&locations=CA-US&name_desc=false&start=2013, calculs des auteurs.

[7]  Bureau of Labor Statistics des États-Unis via FRED, https://fred.stlouisfed.org/series/CES9091100001, calculs des auteurs.

[8] Gouvernement du Canada, Rapports financiers annuels du gouvernement du Canada, de l’exercice 2012-2013 à l’exercice 2022-2023, 2023. Consulté en mai 2025 : https://www.canada.ca/fr/ministere-finances/services/publications/rapport-financier-annuel.html