Pour une francisation ambitieuse, mais juste
Lettre ouverte publiée dans le Journal de Montréal, et La Presse, le 28 mai 2025.
À l’approche du 1er juin, des dizaines de milliers d’entreprises au Québec se préparent à répondre à de nouvelles exigences linguistiques découlant du projet de loi 96.
À première vue, qui s’opposerait à l’idée de promouvoir davantage le français ? Cette intention est non seulement légitime, elle est aussi salutaire. Et c’est pourquoi il est d’autant plus regrettable de constater à quel point l’application précipitée de cette loi risque de nuire à l’objectif même qu’elle poursuit.
Lors de son dépôt en 2022, le projet de loi 96 s’accompagnait d’un engagement clair : les entreprises allaient disposer de trois ans pour s’adapter aux nouvelles exigences. Pourtant, les règles détaillées – celles qui précisent comment traduire l’affichage, quels produits sont visés, quelles démarches sont obligatoires – n’ont été connues qu’en 2024.
Ce n’est donc pas trois ans que les entreprises ont eus, mais à peine quelques mois. Soyons rationnels : une entreprise ne pouvait dépenser des sommes colossales – pour certaines, il est question de plusieurs millions – sans connaître les attentes concrètes.
Et pendant ce court laps de temps, elles doivent non seulement refaire leur affichage commercial – ce qui implique des autorisations municipales, l’approbation du propriétaire du local et la validation de l’Office québécois de la langue française –, mais aussi gérer des produits d’exception impossibles à modifier. Musique, art, jeux spécialisés, produits à durée limitée, articles destinés aux animaux de compagnie, articles de sport ou de chasse, littérature étrangère : de nombreuses industries sont touchées. Ces produits, distribués mondialement dans une seule langue, ne seront pas adaptés pour un marché local, même de bonne foi.
Ce sont des secteurs culturels entiers – y compris toutes les écoles qui offrent des cours de musique – qui se retrouvent fragilisés par des obligations irréalisables. Et pendant que les commerçants québécois qui créent de l’emploi ici font face à ces restrictions, les plateformes en ligne situées hors Québec continueront de vendre ces mêmes produits en n’ayant à respecter aucune de ces règles.
La question que nous posons est simple : est-ce vraiment ainsi que l’on veut faire rayonner la langue française ?
Des délais trop courts
La Fédération canadienne de l’entreprise indépendante rappelle que l’élargissement aux entreprises de 25 à 49 employés – environ 20 000 – aurait dû s’accompagner d’un parcours simplifié. Or, malgré un projet pilote, rien n’a changé : les entreprises doivent toujours remplir un formulaire Word dépassé, exigeant jusqu’à 54 heures de travail. Pourtant, 63 % des entreprises certifiées n’ont pas eu à mettre en place de programme de francisation. Imposer ce fardeau pour en arriver à un constat de conformité est une occasion manquée.
Pour sa part, le Conseil canadien du commerce de détail rappelle que les derniers changements en matière d’affichage, conclus en 2018, avaient nécessité trois années complètes pour être mis en œuvre, alors qu’ils étaient moins complexes et concernaient un plus petit nombre de commerces. Cette fois-ci, les détaillants ne disposaient que de 11 mois pour appliquer des changements beaucoup plus importants, qui impliquent une multitude de processus de validation distincts rendant le tout d’autant plus complexe et lourd à gérer.
Nous croyons au français. Nous voulons le protéger, le promouvoir, l’enseigner, l’aimer. Le visage français du Québec a une valeur inestimable. Mais cela ne se fait pas par la contrainte. Cela se fait par la conviction, par des gestes concrets et réalistes, portés collectivement. Cela exige aussi de la prévisibilité. Une entreprise ne peut se transformer sans connaître les règles du jeu à l’avance.
Nous avons demandé, publiquement et directement, que le gouvernement revoie son approche. Non pas pour vider la loi de son sens, mais pour en assurer la réussite. Car une belle idée mal appliquée devient un recul plutôt qu’un progrès.
Le français n’est pas un frein. Il est une richesse. Il doit être un moteur de croissance, de fierté et d’avenir. L’imposer dans la confusion ou par la menace de sanctions revient à le priver de ce qu’il a de plus puissant : sa capacité à rallier.
Alors, à la veille de ce virage important, nous en appelons à la responsabilité. Donnons au Québec une francisation ambitieuse, mais juste. Faisons du français une belle nouvelle – pas une mauvaise surprise.
C’est dans cet esprit que nous demandons au gouvernement du Québec d’accorder un délai raisonnable aux entreprises, et surtout, de faire preuve de souplesse et de collaboration. Il est encore temps d’aider celles qui souhaitent sincèrement se conformer, mais qui se heurtent à des obstacles bien réels, indépendants de leur volonté. Pour faire du français une réussite collective, il faut en faire un projet mobilisateur – et non un fardeau.
Michel Rochette, Président, Québec, Conseil canadien du commerce de détail (CCCD)
François Vincent, Vice-président, Québec, Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI)